5
Lorsque Hamilton s’éloigna d’un pas incertain des bâtiments de l’E.D.A., un petit groupe d’hommes le suivit tranquillement ; ils gardaient leurs mains dans leurs poches, leurs visages n’exprimaient rien, que la douceur. Tandis qu’il fouillait ses poches en quête des clés de sa voiture, les hommes se dirigèrent délibérément dans sa direction, traversèrent le parc à voitures et l’abordèrent.
— Hé, dit l’un d’entre eux.
Ils étaient tous jeunes et blonds. Leurs cheveux étaient coupés ras et ils portaient des blouses blanches qui leur donnaient une allure ascétique. C’étaient les brillants jeunes techniciens de Tillingford, les employés modèles de l’E.D.A.
— Que voulez-vous ? demanda Hamilton.
— Vous partez ? demanda le chef du groupe.
— Oui.
Le groupe digéra l’information. Un moment plus tard, le chef observa :
— Mais vous reviendrez.
— Eh bien… commença Hamilton, mais le jeune homme lui coupa la parole.
— Tillingford vous a engagé, affirma-t-il. Vous commencez votre travail la semaine prochaine. Vous avez passé vos tests d’entrée et vous avez même été farfouiller et traîner dans les labos.
— Je puis avoir passé les tests, admit Hamilton, sans que cela signifie que je viendrai travailler ici. En fait…
— Mon nom est Brady, trancha le chef du groupe. Bob Brady. Vous m’avez peut-être déjà vu. J’étais avec Tillingford lorsque vous êtes entré. (Dévisageant Hamilton, Brady termina :) La direction du Personnel est peut-être satisfaite, mais pas nous. Le Personnel est dirigé par des profanes. Ils se servent de quelques tests de qualification, pure routine bureaucratique, et c’est tout.
— Nous ne sommes pas des profanes, lança un membre du groupe de Brady.
— Eh bien, dit Hamilton, ayant repris un peu d’espoir. Peut-être pourrons-nous nous mettre d’accord. Je me demandais comment des gens qualifiés comme vous l’êtes pouvaient se contenter de cette histoire de livre ouvert au hasard. Ce n’est pas un moyen sérieux de mesurer les aptitudes et connaissances d’un candidat. Dans un domaine aussi particulier que…
— Pour ce qui nous concerne, poursuivit Brady inexorablement, vous êtes un païen jusqu’à ce que le contraire soit prouvé. Et il n’y a pas de païens à l’E.D.A. Nous avons nos standards professionnels.
— Et vous n’êtes pas qualifié, ajouta un membre du groupe. Montrez-nous votre coefficient de N.
— Votre coefficient de N. (Tendant la main, Brady attendait.) On vous a pris récemment un nimbus-gramme, oui ou non ?
— Pas que je me souvienne, répondit Hamilton d’une voix mal assurée.
— Bien ce que je pensais. Pas de coefficient de N. (D’une de ses poches, Brady tira une petite carte perforée.). Il n’y a personne dans ce groupe qui ait un coefficient inférieur à 4,6 N. Pour ma part, je suis persuadé que vous n’atteindriez même pas 2. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Vous êtes un païen, dit sévèrement un des jeunes techniciens, une espèce de ver essayant de se glisser parmi nous.
— Vaudrait peut-être mieux que vous filiez, dit Brady à Hamilton. Vaudrait peut-être mieux que vous retourniez en Enfer. Ne revenez pas.
— Je vous ai assez vu, dit Hamilton, exaspéré.
— L’épreuve approche, dit pensivement Brady. Réglons cela une fois pour toutes.
— Parfait, dit Hamilton avec satisfaction, ôtant sa veste et la jetant dans la voiture. Au premier de ces messieurs.
Mais personne ne fit attention à lui ; les techniciens formaient un cercle et discutaient. Dans le ciel, le soleil du soir commençait à pâlir. Des voitures passaient sur l’avenue. Les bâtiments de l’E.D.A. brillaient hygiéniquement dans la lumière mourante.
— Allons-y, décida Brady.
Brandissant un briquet gravé, il s’approcha solennellement de Hamilton.
— Levez votre pouce.
— Mon… pouce ?
— L’épreuve par le feu, expliqua Brady, allumant le briquet. (Une flamme jaune étincela.) Montrez votre courage. Montrez que vous êtes un homme.
— Je suis un homme, dit Hamilton en colère, mais je préfère être damné plutôt que de mettre mon pouce dans cette flamme, simplement parce que vous êtes une bande de cinglés pratiquant une espèce d’initiation rituelle. Je croyais en avoir fini avec cette sorte de choses quand j’ai quitté l’université.
Chaque technicien tendit son pouce. Méthodiquement, Brady passa la flamme du briquet sur un pouce après l’autre. Pas un des pouces ne fut seulement roussi.
— À votre tour, dit Brady d’un ton cérémonieux. Tâchez d’être un homme, Hamilton. Souvenez-vous que vous n’êtes pas une bête impure.
— Allez au diable, dit Hamilton avec violence. Et n’approchez pas ce briquet.
— Vous refusez de vous soumettre à l’épreuve du feu ? demanda Brady d’une voix menaçante.
Hésitant encore, Hamilton tendit son pouce. Peut-être, dans ce monde, les briquets ne brûlaient-ils pas ? Peut-être, sans qu’il s’en rendît compte, était-il immunisé contre le feu ? Peut-être…
— Aïe, fit Hamilton, retirant vivement sa main.
Les techniciens hochèrent gravement la tête.
— Eh bien, dit Brady, levant le briquet avec une expression de triomphe, nous y sommes.
Hamilton frottait son pouce brûlé.
— Bande de sadiques, accusa-t-il. Espèces de fanatiques sortis en droite ligne du Moyen Age, espèces d’inquisiteurs.
— Faites attention, l’avertit Brady. Vous parlez à un Champion du Seul Vrai Dieu.
— Ne l’oubliez pas, glissa un de ses assistants ;
— Vous pouvez être un Champion du Seul Vrai Dieu, dit Hamilton, mais je suis un des meilleurs experts de l’électronique. Pensez-y aussi.
— J’y pense, dit Brady, sans se troubler.
— Vous pouvez placer votre pouce entre les électrodes d’un arc électrique ? Vous pouvez plonger dans un haut fourneau ?
— Oui, dit Brady, je puis le faire.
— Mais qu’est-ce que ça à voir avec l’électronique ? (Défiant le jeune homme, Hamilton dit :) D’accord, gros malin. Je vous lance un défi. On va voir ce que vous savez.
— Vous défiez un Champion du Seul Vrai Dieu ? demanda Brady, incrédule.
— Exactement.
— Mais… Brady fit un geste impuissant. C’est illogique. Vous feriez mieux de rentrer chez vous, Hamilton. Vous vous laissez emporter par votre thalamus.
— La trouille, hein, dit Hamilton.
— Mais vous ne pouvez pas gagner. Sur le plan strictement axiomatique, vous devez perdre. Considérez les prémisses de la situation. Par définition, un Champion du Seul Vrai Dieu triomphe ; tout autre résultat contredirait Son pouvoir.
— Cessez de vous défiler, dit Hamilton. Je vous laisse poser la première question. Trois questions pour chacun. Pourvu qu’elles se rapportent à l’électronique appliquée ou théorique. D’accord ?
— D’accord, dit Brady avec hésitation.
Les autres techniciens se disposèrent en cercle autour d’eux, les yeux écarquillés, fascinés par la tournure que prenaient les événements.
— Je suis désolé, Hamilton. De toute évidence, vous ne comprenez pas ce qui se passe. Je m’attendais qu’un païen se comporte de manière irrationnelle, mais un homme au moins en partie formé à une discipline scientifique…
— Posez votre question, dit Hamilton.
— Enoncez la loi d’Ohm, dit Brady. (En silence, ses lèvres bougèrent.)
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Hamilton d’une voix soupçonneuse. Pourquoi vos lèvres bougent-elles ?
— Je prie, expliqua Brady, je demande l’aide du Seigneur.
— Loi d’Ohm, dit Hamilton. La résistance d’un corps au passage d’un courant…
Il s’arrêta.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Brady.
— Vous m’empêchez de me concentrer. Ne pourries-vous prier plus tard ?
— Non, maintenant, dit Brady avec emphase. Ça ne servirait à rien, plus tard.
Essayant d’ignorer le mouvement des lèvres du technicien, Hamilton poursuivit :
— La résistance d’un corps au passage d’un courant peut être exprimée par l’équation suivante : R égale….
— Continuez, l’encouragea Brady.
Un poids étrange, insurmontable, pesait sur l’esprit de Hamilton. Des séries de symboles voltigeaient, figures et équations. Comme des papillons, des mots et des phrases sautaient et dansaient, sans jamais se laisser fixer.
— Une unité absolue de résistance, dit-il d’une voix rauque, peut être définie comme la résistance d’un conducteur dans lequel…
— Cela ne ressemble pas à la loi d’Ohm, dit Brady. (Se tournant vers son groupe, il demanda :) Vous trouvez que cela ressemble à la loi d’Ohm ?
Ils hochèrent pieusement la tête.
— J’abandonne, dit Hamilton, incrédule. Je ne peux même pas énoncer la loi d’Ohm.
— Dieu soit loué, répondit Brady.
— Le païen a été confondu, fit remarquer tout à fait scientifiquement un technicien. Le duel est terminé.
— Ce n’est pas juste, protesta Hamilton. Je connais la loi d’Ohm aussi bien que mon propre nom.
— Les faits sont les faits, lui dit Brady. Admettez que vous êtes un païen, abandonné de Dieu.
— Puis-je vous poser une question ? Brady le regarda.
— Bien sûr. Allez-y. Tout ce que vous voudrez,
— Un faisceau d’électrons est dévié, dit Hamilton, s’il passe entre deux plaques entre lesquelles il existe une différence de potentiel. Les électrons sont soumis à cette force selon un angle de quatre-vingt-dix degrés par rapport à la direction de leur mouvement. Soit la longueur des plaques. Soit la distance du centre des électrodes à la…
Il s’arrêta. Un peu au-dessus de Brady, à côté de son oreille droite, venait d’apparaître une bouche et une main. La bouche murmurait tranquillement quelque chose dans l’oreille de Brady ; sur un signe de la main, le silence revint avant que Hamilton ait pu saisir les mots chuchotes.
— Qui est-ce ? demanda-t-il, vexé,
— Pardon ? dit innocemment Brady, écartant d’un geste la bouche et la main.
— Qui vous souffle ? Qui vous donne des informations ?
— Un ange du Seigneur, dit Brady. Evidemment. Hamilton abandonna.
— Je laisse tomber. Vous avez gagné.
— Continuez, l’encouragea Brady. Vous alliez me demander de calculer la déviation du faisceau pour cette formule.
En quelques phrases brèves, il décrivit les données que Hamilton avait mentalement imaginées.
— Exact ?
— Ce n’est pas juste, commença Hamilton. Une tricherie éhontée, flagrante…
La bouche angélique sourit tranquillement et chuchota quelque chose à l’oreille de Brady. Brady se permit un sourire contraint.
— Très drôle, reconnut-il. Tout à fait approprié, aussi.
Tandis que la grande bouche au dessin vulgaire s’évanouissait, Hamilton dit :
— Attendez une minute. Ne partez pas. Je veux vous parler.
Les lèvres s’attardèrent.
— Que voulez-vous dire ? demandèrent-elles, en un lourd grondement qui sonnait comme un roulement de tonnerre.
— Vous le savez déjà, n’est-ce pas, répondit Hamilton. N’avez-vous pas examiné mon esprit ?
La bouche se tordit de mépris.
— Si vous pouvez sonder l’esprit des hommes, ne pouvez-vous aussi sonder leurs cœurs ?
— De quoi s’agit-il ? demanda Brady, avec inquiétude. Occupez-vous de votre ange.
— Il existe quelque part une phrase, dit Hamilton. « Le désir de commettre un péché est aussi grave que le péché lui-même. »
— Qu’est-ce que vous racontez ? dit Brady, avec irritation.
— Je répète un verset ancien, dit Hamilton. Cela concerne le problème psychologique de la motivation. Grâce à ce verset, nous pouvons considérer le mobile comme l’élément essentiel de toute morale. Un péché réellement commis n’est rien d’autre que l’expression d’un désir diabolique. Le bien et le mal ne dépendent pas de ce qu’un homme fait, mais de ce qu’il ressent.
La bouche angélique acquiesça :
— Ce que vous dites est vrai.
— Ces hommes, dit Hamilton, indiquant les techniciens, prétendent agir comme des Champions du Seul Vrai Dieu. Ils vomissent le paganisme. Mais le mal gît dans leurs cœurs. Sous leurs actions pieuses, est caché un indestructible noyau de péché.
Brady avala sa salive :
— Que voulez-vous dire ?
— Votre raison de me chasser de l’.E.D.A. est purement intéressée. Vous êtes jaloux de moi. Et la jalousie est inacceptable. J’attire votre attention sur ce point en tant que coreligionnaire. (Doucement, Hamilton ajouta :) C’est mon devoir.
— Jalousie, répéta l’ange. Oui, la jalousie est un péché. Sauf dans l’acception du terme selon laquelle on parle du Seigneur comme d’un Dieu Jaloux. Dans ce cas, le terme exprime l’idée qu’un Seul Vrai Dieu existe. L’adoration d’une autre divinité est un reniement et un retour au pré-islamisme.
— Mais, protesta Brady, un Babiiste peut jalousement défendre l’œuvre du Seigneur,
— Cette jalousie-là exclut tout autre but, toute autre loyauté, dit l’ange. Il existe un sens du terme qui n’implique pas de caractéristiques moralement négatives. Celui qui signifie défendre jalousement un héritage. C’est-à-dire, une pieuse détermination à conserver ce qui vous appartient. Ce païen, d’autre part, affirme que vous êtes jaloux de lui au sens où vous désirez l’éliminer de sa position. Vous êtes motivés par l’envie, l’avarice, et par une cupidité démoniaque, en somme par un refus de vous soumettre à la Distribution Cosmique.
— Mais, dit Brady, agitant follement les bras.
— Le païen a raison d’insister sur ce point que des gestes apparemment pieux qui sont motivés par de mauvaises intentions ne sont que de fausses bonnes œuvres. Vos actes pieux sont détruits par votre impureté. Bien que vos actions aient pour but d’assurer le triomphe du Seul Vrai Dieu, vos âmes sont noires et corrompues.
— Comment définissez-vous le terme corrompu ? commença Brady.
Mais il était trop tard, le jugement était rendu. Silencieusement le soleil pâlit jusqu’à n’être plus qu’une sphère d’un jaune sale, maladif. Un vent sec et froid enveloppa de son souffle le groupe de techniciens effrayés. Le sol se dessécha sous leurs pieds et devint stérile.
— Vous pourrez faire appel plus tard, dit l’ange, de la profondeur des ténèbres. (Il se prépara à disparaître.) Vous aurez tout le temps de suivre la procédure régulière.
Ce qui avait été un coin fertile du paysage environnant les bâtiments de l’E.D.A. n’était plus maintenant qu’une étendue poussiéreuse et dénudée. Aucune plante n’y poussait. Les arbres, les herbes s’étaient transformés en ombres sèches. Les techniciens changèrent et devinrent des silhouettes hâves, déformées, à la peau sombre, velues, affligées de plaies béantes sur leurs bras et sur leurs visages couverts de crasse. Leurs yeux rougis s’emplirent de larmes tandis qu’ils se contemplaient avec désespoir.
— Damnés, grogna Brady d’une voix rauque, nous sommes damnés.
De toute évidence, les âmes des techniciens n’étaient plus promises au salut éternel. Ce n’étaient plus maintenant que des silhouettes naines, bossues, errant misérablement à la ronde, sans but, brisées. Les ténèbres de la nuit s’appesantissaient sur eux. Leurs pas donnèrent naissance à un serpent. Puis apparut un scorpion, avec son bruit de crécelle.
— Désolé, dit Hamilton. Mais la vérité l’emporte toujours.
Brady lui jeta un coup d’œil, et ses yeux rougis brillaient sinistrement dans, sa face envahie de poils. Des touffes de cheveux sales pendaient sur ses oreilles et sur son cou.
— Espèce de païen, marmonna-t-il, tournant le dos.
— La vertu est sa propre récompense, rappela Hamilton. Les voies du Seigneur sont insondables. Qui réussit a raison.
Regagnant sa voiture, il monta dedans et tourna la clé de contact. Des nuages de poussière vinrent se déposer sur le pare-brise tandis qu’il pressait le démarreur ; le moteur refusa de partir. Il continua pendant quelque temps d’appuyer sur l’accélérateur et se demanda ce qui n’allait pas. Puis, plein de détresse, il remarqua l’aspect usé des sièges. Les accessoires autrefois neufs et brillants étaient maintenant ternis. La voiture, malheureusement, s’était trouvée parquée dans le secteur maudit. Ouvrant la boite à gants, Hamilton en tira son manuel de réparations fatigué. Mais l’épais volume ne contenait plus de schémas ; il n’y trouva plus que des litanies. En ce monde, la prière remplaçait la technique.
Tenant le livre ouvert devant lui, il passa en première, pressa l’accélérateur et embraya.
— Il n’y a qu’un Dieu, commença-t-il, et le Second Bab est…
Le moteur partit, et la voiture fît un bond en avant. Pétaradant et gémissant, elle quitta le parc en direction de la rue. Derrière Hamilton, les techniciens damnés poursuivaient leur quête dans leur secteur limité et obscur. Déjà, ils avaient commencé à préparer leur appel et ils citaient des dates et des autorités. Hamilton réfléchit : ils retrouveraient leur statut. Ils s’en tireraient.
Il lui fallut quatre prières différentes pour amener la voiture jusque sur la grande route de Belmont. Il passa Une fois devant un garage et se demanda s’il ne convenait pas de s’arrêter pour réparer. Mais l’enseigne lui fit presser l’accélérateur.
NICHOLSON ET FILS
GUÉRISSEURS D’AUTOS.
Juste au-dessous, étincelait une petite vitrine pleine de littérature religieuse, et qui portait le slogan majeur : « Chaque jour, sur chaque route, ma voiture devient de plus en plus neuve. »
Après la cinquième prière, le moteur sembla fonctionner normalement. Et les housses des fauteuils semblèrent avoir retrouvé leur netteté primitive. Il reprit confiance en lui-même ; il s’était tiré d’un mauvais pas. Chaque monde a ses lois. Le tout est de les découvrir.
Maintenant, le soir s’étendait sur le pays. Des voitures filaient en direction d’El Camino, phares allumés. Derrière lui, les lumières de San Mateo clignotaient dans l’obscurité. Au-dessus de sa tête, de lourds nuages couvraient le ciel nocturne. Conduisant sa voiture avec une extrême attention, il quitta la grande route et prit le virage. À sa gauche se trouvaient les terrains de la California Maintenance. Il était inutile d’y aller; même dans son propre monde, ce n’eût pas été possible. Et Dieu seul savait ce que cela donnerait dans celui-ci. Quelque chose lui disait que ce serait pire. Bien pire. Un homme comme le colonel T.E. Edwards dans ce monde dépasserait tout ce qu’il est possible d’imaginer.
À sa droite, se trouvait une oasis familière, le Bon Port. Il y avait passé bien des après-midi… juste en face de la base d’essais, le café était le point de ralliement favori des techniciens amateurs de bière par les journées torrides.
Ayant garé sa voiture, Hamilton descendit et traversa le trottoir. Une pluie fine tomba sur lui tandis qu’il se hâtait vers l’enseigne de néon qui proclamait en lettres rouges les mérites d’une marque de bière.
Le café était tout bourdonnant de bruits accueillants. Hamilton resta un instant-sur le seuil, s’imprégnant de la présence de l’humanité sordide. Cela, au moins, n’avait pas changé. Les mêmes routiers en combinaison noire vidaient leurs bières au bout du comptoir. La même jeune femme blonde et bruyante, perchée sur son haut tabouret, buvait à petites gorgées son grand verre d’eau teintée de whisky. La machine à disques hurlait furieusement dans un coin à côté du poêle. Sur l’un de ses côtés, deux ouvriers battaient ostensiblement la mesure.
Se frayant un chemin au milieu des clients, Hamilton s’approcha du bar. Juste au milieu, en face de la grande glace, il reconnut une silhouette familière qui criait et trinquait avec un groupe d’amis de rencontre.
Une joie perverse grandit dans l’esprit confus et las de Hamilton.
— Je pensais que vous étiez mort, dit-il, donnant une tape sur le bras de Mc Feyffe. Espèce d’abruti.
Surpris, Mc Feyffe se retourna, renversant de la bière sur son costume :
— Le diable m’emporte. C’est le Rouge. (Joyeusement, il fit signe au barman.)
— Eh, un demi pour mon copain.
Avec angoisse, Hamilton dit :
— Mettez une sourdine. Vous ne vous êtes rendu compte de rien ?
— Rendu compte de quoi ?
— De ce qui est arrivé. (Hamilton se laissa tomber sur un tabouret.) Vous n’avez rien remarqué ? Vous ne voyez aucune différence entre les choses telles qu’elles étaient autrefois et telles qu’elles sont maintenant ?
— Je m’en suis aperçu, dit Mc Feyffe.
II ne semblait pas le moins du monde ému. Ouvrant son veston, il montra à Hamilton ce qu’il portait. Tous les porte-bonheur imaginables étaient accrochés à ses vêtements ; chacun d’eux correspondait à un cas particulier.
— J’ai vingt-quatre heures d’avance sur vous, mon vieux, dit-il. Je ne sais pas qui est ce Bab, et où ils ont péché cette religion arabe à la gomme, mais je ne m’en fais pas.
Tripotant un des porte-bonheur, un médaillon doré orné de symboles ésotériques entremêlés, il dit :
— Ne m’ennuyez pas ou je déchaîne contre vous une tribu de rats.
La bière de Hamilton arriva et il la but avidement. Du bruit, des gens, une activité humaine l’environnaient. Momentanément satisfait, il se relaxa et se laissa passivement envahir par le tumulte général. Et lorsque cela lui arriva, il n’eut réellement pas le choix.
— Qui est donc votre ami ? demanda la petite blonde au visage mince, se penchant vers Mc Feyffe et se collant contre lui. Il est gentil.
— Laissez tomber, lui dit Mc Feyffe de bonne humeur, ou je vous transforme en vermisseau.
— Gros malin, ricana la fille. (Relevant sa jupe, elle indiqua d’un geste un petit objet blanc glissé sous sa jarretelle.) Essayez et ceci vous aura, dit-elle à Mc Feyffe.
Fasciné, Mc Feyffe examina l’objet :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le métatarse de Mahomet.
— Les saints nous gardent, dit pieusement Mc Feyffe, vidant son verre de bière.
Rabattant sa jupe, la fille s’adressa à Hamilton.
— Je vous ai déjà vu ici, n’est-ce pas ? Vous travaillez de l’autre côté de la rue dans cette fabrique de bombes, n’est-ce pas.
— J’y travaillais, répondit Hamilton.
— Ce plaisantin est un Rouge, affirma Mc Feyffe. Et un athée.
Horrifiée, la fille recula :
— Vous plaisantez ?
— Mais non, dit Hamilton. (Au point où il en était, ça n’avait plus d’importance.) Je suis la vieille maman gâteau de Léon Trotski. J’ai donné naissance à Joseph Staline.
Instantanément, une douleur lancinante transperça son abdomen. Il tomba de son tabouret, se replia sur lui-même et serra les dents.
— Vous avez gagné, dit Mc Feyffe, sans pitié.
— Au secours, gémit Hamilton.
Emue, la fille se pencha sur lui.
— Ne regrettez-vous pas ce que vous avez fait ? Où est votre Bayan ?
— À la maison, murmura-t-il, contracté par la douleur. (De nouvelles crampes le saisirent.) Je meurs. Appendicite aiguë.
— Où est votre chapelet ? Dans la poche de votre veston ?
Elle commença à fouiller les poches. Ses doigts agiles couraient ici et là.
— Un médecin, parvint à dire Hamilton.
Le barman se pencha par-dessus le bar.
— Jetez-le dehors ou guérissez-le, dit-il brusquement à la fille. Il ne peut pas mourir ici.
— Quelqu’un a-t-il un peu d’eau bénite ? demanda la jeune fille, d’une voix aiguë.
L’assemblée s’agita. Puis, un petit flacon plat fut passé de main en main.
— Laissez-en un peu, prévint une voix anxieuse. Cette eau provient de la fontaine de Cheyenne.
Dévissant le bouchon, la fille humecta ses ongles peints et en jeta quelques gouttes sur Hamilton. Comme elles le touchaient, la douleur s’atténua. Le calme revint dans son corps éprouvé. En quelques instants, il fut capable, avec l’aide de la jeune femme de se rasseoir.
— C’est fini, nota d’une voix neutre la fille, rendant l’eau bénite à son propriétaire. Merci, monsieur.
— Donnez une bière à cet homme, dit Mc Feyffe, sans se retourner. C’est un disciple authentique du Bab.
Tandis que le demi de bière passait de main en main au travers de la foule, Hamilton regrimpa misérablement sur son tabouret. Personne ne fit attention à lui. La fille était partie congratuler le propriétaire de l’eau bénite.
— Un monde de cinglés, fit remarquer Hamilton entre ses dents.
— Cinglé ? répondit Mc Feyffe. Par l’enfer, qu’est-ce qu’il a de cinglé ? Je n’ai pas payé une seule bière. (Il secoua son paquet de porte-bonheur.) Tout ce que j’ai à faire est d’implorer ces trucs-là.
— Expliquez-moi cela, marmonna Hamilton. Cet endroit, ce café. Pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? Si ce monde fonctionne selon les lois de la morale.
— Ce café est nécessaire à l’ordre moral. C’est un réceptacle de la corruption et du vice, une citadelle de l’iniquité. Pensez-vous que le salut puisse exister sans la damnation ? Que la vertu puisse exister sans le péché ? Voilà l’ennui avec vous autres, athées ; vous ne comprenez pas le mécanisme du mal. Soyez dans le coup et laissez-vous vivre, mon vieux. Si vous avez la foi, vous n’avez rien à craindre.
— Opportuniste.
— Occupez-vous de votre âme.
— Ainsi Dieu vous laisse boire pour rien et duper ces pauvres gens. Jurer et mentir, et faire tout ce que vous voulez.
— Je connais mes droits, dit sèchement Mc Feyffe. Je sais qui dirige, ici. Regardez autour de vous et tâchez d’apprendre. Faites attention à ce qui se passe autour de vous.
Punaisée au mur du bar à côté du miroir, se trouvait une pancarte : « Que dirait le Prophète s’il vous trouvait ici ? »
— Je vais vous dire ce qu’il dirait, annonça Mc Feyffe à Hamilton. Il dirait : « Versez-moi une bière, mon garçon. » C’est un brave type. Pas du tout dans le genre de vos damnés intellectuels.
Hamilton attendit, plein d’espoir. Mais pas la moindre pluie de serpents ne descendit du ciel. Tout à fait sûr de lui, Mc Feyffe avalait sa bière.
— Apparemment, je ne suis pas dans le coup, dit Hamilton. Si je disais la même chose, je serais foudroyé.
— Tâchez d’être dans le coup.
— Comment ? demanda Hamilton.
Il se sentait écrasé par un sentiment d’injustice, par la fausseté fondamentale de l’ensemble. Ce monde qui était parfaitement équilibré pour Mc Feyffe lui paraissait être une caricature d’un univers justement gouverné. À ses yeux, seule l’ombre incertaine d’un ordre intelligible surgissait par intermittence à travers le brouillard, la confusion, qui l’entouraient depuis l’accident du bévatron. Les valeurs qui avaient régi son monde personnel, les vérités morales qui avaient soutenu son existence depuis qu’il pouvait s’en souvenir, s’étaient évanouies ; à leur place, régnait une absurde vengeance qui s’exerçait contre l’étranger, un système archaïque qui venait… d’où ?
Fouillant fébrilement ses poches, il retrouva l’adresse que lui avait donnée le docteur Tillingford.
Le nom du Prophète. Le centre, le Sépulcre du Second Bab, la source de ce culte fort peu occidental, qui avait réussi au point d’absorber le monde. Y avait-il toujours eu un Horace Clamp ? Une semaine plus tôt, quelques jours auparavant, il n’y avait ni Second Bab ni Prophète du Seul Vrai Dieu à Cheyenne, Wyoming. Ou bien…
À côté de lui, Mc Feyffe se pencha pour examiner le morceau de papier. Une expression sinistre se lisait sur son visage ; sa bonne humeur avait disparu, et avait été remplacée par une dureté soudaine.
— Qu’est-ce que c’est ?, demanda-t-il.
— En principe, je dois aller le voir, dit Hamilton.
— Non, dit Mc Feyffe. (Brusquement sa main partit en avant et attrapa le papier.) Laissez tomber ça. (Sa voix tremblait.) N’y prêtez pas attention.
Se débattant, Hamilton essaya de récupérer le morceau de papier. Mc Feyffe lui prit l’épaule et ses gros doigts pénétraient dans la chair de Hamilton. Le tabouret sur lequel était assis Hamilton vacilla, et il chuta brusquement. Le poids énorme de Mc Feyffe tomba sur lui, et ils se retrouvèrent sur le plancher, luttant, soufflant, et essayant de saisir le papier.
— Pas de croisade dans ce bar, dit le barman, faisant le tour du comptoir pour mettre fin au combat. Si vous voulez vous étriper, allez dehors.
Marmonnant, Mc Feyffe se remit sur ses pieds.
— Laissez tomber, dit-il à Hamilton en remettant ses vêtements en place.
Son visage était encore étrangement grimaçant, comme s’il avait ressenti une sorte de profond malaise.
— Que se passe-t-il ? demanda Hamilton, se rasseyant.
Il repéra sa bière et se remit à boire. Quelque chose se passait dans le cerveau épais de Mc Feyffe, et il ne savait pas de quoi il s’agissait. Sur ces entrefaites, la petite blonde revint. Elle entraînait dans son sillage un personnage triste et décharné. Bill Laws, serrant un verre vide, s’inclina lugubrement devant Mc Feyffe et Hamilton.
— Bonne soirée, dit-il. La paix soit avec nous. Nous sommes tous des amis, ici.
Fixant le bar, Mc Feyffe dit :
— Somme toute, il vaut mieux que nous le restions.
Il n’insista pas.